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Extrait Tome 2

 

CHAPITRE V

Rencontres à Quimper

Quartier de “ Locmaria ”...

Honoré décida de ne pas écouter le Caper et prit la rive gauche de l’Odet par l’allée de Locmaria. Il marcha jusqu’à un banc de bois placé sous des arbres et sur lequel se tenait déjà une demoiselle dont la tenue indiquait qu’elle devait être Quimpéroise. Que pouvait-elle observer face à l'Odet qui à cette heure-là n'était qu'une immense vasière ? Honoré s'amusa à imaginer deux possibilités : soit elle devait attendre patiemment l'heure d'un rendez-vous galant avec un de ces derniers jeunes touristes qu'elle aurait rencontré un soir lors d'un bal d’été... soit, plus vraisemblablement, avec un saisonnier venu ces mois chauds chercher quelque maigre salaire dans un hôtel-restaurant, depuis que ces établissements étaient devenus très à la mode. Après réflexion et analysant la demoiselle, ces solutions ne lui convinrent pas. Il opta en dernier recours pour une raison qui lui sembla plus logique : tout simplement pour y retrouver une amie Quimpéroise, après tout, pourquoi aurait-elle rendez-vous avec un homme ? et pourtant, ils ne manquaient pas...

Sur la jolie allée boisée le long de l'Odet, de nombreux promeneurs à petites moustaches et chapeaux hauts de forme, marchaient lentement, accompagnés de leur compagne favorite élégamment vêtues et qui les tenaient fermement par le bras. Cette position bras dessus-dessous indiquait aux éventuelles concurrentes intéressées de ne surtout pas approcher de trop près de leur “ propriété privée ”... Honoré s’apprêtait à engager la conversation quand il fut devancé par l’inconnue...

Quartier “ place Terre-au-Duc ”...

A quelques centaines de mètres de là, Louis et Gillette Manac’h arrivaient au marché. Ça fourmillait, ça grouillait de femmes en coiffes où chacune parlait dans un impressionnant brouhaha. Sous des tentes, certaines des plus virulentes s’imaginaient qu’en haussant la voix la pauvre laitière les comprendrait beaucoup mieux. Pendant que les épouses commentaient l’état du beurre, les hommes s’intéressaient à des bêtes domestiques qui braillaient en cacophonie : des veaux, des bœufs et aussi des moutons. D'autres animaux, quant à eux, restaient silencieux car ils étaient... morts. Il s’agissait du gibier : les lièvres, lapins de garenne, perdrix, bécasses et pigeons ramiers étaient étendus sur des étals. A l’écart, un acheteur critiquait le prix faramineux des pommes à cidre alors que le vendeur se justifiait en invoquant les gelées tardives du mois de mai. En outre, il ajoutait qu’il y avait eu un été sans pluie... un été caniculaire qu'il avait été le seul à constater... mais qui, selon son lui avait causé une bien maigre production, ce qui confirmait donc logiquement son prix élevé... Les producteurs de légumes, solidaires, avaient le même argument. Un peu plus loin, un groupe d’une dizaine de femmes se trouvait face à un amoncellement de vaisselle diverse où chacune d’elles essayait de trouver ce qui lui convenait.

– Encore la Le Guevel qui fait des histoires ! murmurait-on.

En effet, deux femmes se querellaient à cause... d’un pichet. L’une, cramponnée à l'anse, ne voulait pas céder et l'autre, agrippée à la panse, déployait la même obstination. Le ton de la dispute monta :

– Il est pour moi !

– Certainement pas ! je l'ai vu avant toi.

– Pas du tout la Le Guevel ! je l'avais réservé.

– Menteuse, la bigoudène ! répliqua celle qui portait la coiffe Borledenn.

– Pas plus que toi la Glazik !

– Moi, je suis chez moi ! retourne à Pont-Labbé sarcler tes légumes... paysanne !

Indifférent à tout cela, Louis, dont la feuille de papier à cigarettes se détacha et s’envola, s'adressa à la Capenn :

– Choisissez la vaisselle que vous voulez Gillette, je vais chez le marchand de vins... je reviendrai payer. En plus, j’ai soif... je vais aller boire une bolée.

– Entendu Louis, je vous attends ici.

Elle s'approcha du tas de vaisselle, s’accroupit et saisit une écuelle en porcelaine blanche...

Quartier de la “ Cathédrale Saint-Corentin ”...

Sur la place, le paysan-pêcheur attacha son cheval à un anneau puis leva la tête : les flèches ajourées du bâtiment en granit s’élançaient dans le ciel toujours brumeux malgré une matinée qui s’avançait. On ne verra pas le soleil aujourd’hui, pensa-t-il tout en étudiant la façade du grand portail, sculptée de guirlandes de feuillages qui entouraient des niches dentelées, au creux desquelles des anges de pierre aux chevelures flottantes tenaient des banderoles et des écussons. Le lion des Montfort, coiffé d’un casque et de cornes, y était représenté. Deux tours, percées de longues baies étroites, se trouvaient sur les côtés et au milieu de la plate-forme qui les rejoignait au sommet, se dressait la statue équestre du Roi Gradlon. Il remarqua qu'on avait également sculpté des quatre-feuilles, des choux-frisés et des gargouilles en forme de monstres, de chiens et de personnages énigmatiques. Corentin poussa l'imposante porte de bois et entra dans le “ vaisseau ” de pierre du XV ème siècle...

Quartier de “ Locmaria ”...

La Quimpéroise interrogea Honoré :

– Vous venez pour le bac ? vous allez devoir attendre un bon moment. Assoyez-vous donc, hein !

Puis elle se poussa, libérant un emplacement sur le banc et en profita pour décroiser ses jambes d'une pâleur cadavérique. Honoré estima que celles-ci n'avaient certainement jamais été exposées, ne serait-ce qu'à un léger rayon de soleil. Il les compara à l'avocette élégante qui marchait face à eux dans la vasière. L'oiseau marin, assez grand, au plumage noir et blanc et aux longues pattes gris-bleu fade terminées par des pieds palmés, déambulait à la recherche de sa pitance, se servant de son grand bec mince à l'extrémité recourbée. Honoré s’installa et acquiesça :

– C’est certain qu'actuellement il n'y a sûrement pas at.. at... atchoum ! assez d'eau pour qu'un bateau puisse traverser.

– Il va falloir que vous attendiez le passeur au moins quatre heures de temps, hein !

– Quatre heures... je m'en doute bien. Vu, la forte marée d'aujourd'hui.

– Cent-cinq, une marée de cent-cinq qu'ils annoncent. De toutes façons, cent-cinq ou quatre-vingt-dix... ça m'est égal, je ne vais jamais aux grandes marées. Elle changea subitement de sujet : vous savez certainement qu’ici, autrefois, il s'est déroulé un drame ? hein !

– Non, je l'ignorais complètement.

– Ah comme c'est bizarre que vous ne le sachiez pas... pourtant, ça a été une grande catastrophe. Vous avez sûrement dû en entendre parler hein !

– Ça me dit vaguement quelque chose, répondit-il faisant semblant de se rappeler ce “ quelque chose ” complètement inconnu.

– Quand même un événement pareil... le naufrage... le naufrage du passeur... ça doit vous revenir, hein ! tout Quimper et la Cornouaille la connaît cette histoire, hein !

Honoré l'écoutait attristé en imaginant fort bien le sinistre événement. Bien qu’il commençait à être agacé par ces “hein ” qu’elle prononçait à chaque fin de phrase, il voulut en savoir plus :

– Je ne me souviens plus très bien de tout ça.

– Franchement, vous avez une petite mémoire. J’avoue que ça ne date pas d’hier mais tout de même, hein ! moi, c’est mon père qui me l’a racontée : il y a cinquante ans, un matin, plus de trente personnes qui devaient se rendre à un pardon tout proche, s'étaient embarquées sur le passeur afin de traverser l’Odet. Le bateau était vieux, mal gréé, rempli de passagers mais le trajet était si court et si tranquille que personne ne s’inquiétait. Pourtant au milieu de la rivière, une forte brise de mer s’éleva, agita les flots, frappa la voile et fit pencher l'embarcation. Les femmes et les enfants prirent peur et se précipitèrent tous du même côté mais le vent empira et la barque fut heurtée par une énorme vague qui la cassa et la fit chavirer... hein ! on entendit des cris horribles puis plus rien, hein !

– Quel grand malheur ! soupira Honoré.

– Tous furent noyés, hein ! d’une pochette, elle sortit un petit mouchoir brodé des initiales F E, essuya ses yeux embués et continua son récit : d’ailleurs, ce jour-là, j'y ai perdu mes grands-parents. Mon père aurait aussi dû y être mais heureusement, il était malade et ça lui a sauvé la vie. Quand j’y pense, moi, je n’existerais pas, hein ! ça me donne la chair de poule.

Elle tendit les bras et Honoré remarqua alors de curieuses traces de peinture sur ses doigts et ses ongles. Il s’apprêtait à lui en demander la raison quand elle s’empressa d’expliquer...

Quartier “ place Terre-au-Duc ”...

Sous une toile tendue et soutenue par une imbrication de fers torsadés, un homme coupait les cheveux à des malheureuses qui, en échange de quelques pièces lui laissaient la quasi-totalité de leur chevelure. A la vue de la Capenn, il arrêta sa besogne :

– Tiens, qui je vois ? mais c'est Stroden * ! approche donc. Tu n’es pas encore au cimetière ?

– Laisse-moi tranquille Le Douarec !

– Holà, on fait la rebelle !

– Laisse-moi tranquille, je te dis. Elle poursuivit : tu n’es qu’un vaurien !

– “ Stroden ” connais-tu le dicton de Quimper ? “ Quand on s’est fait couper les cheveux, il ne faut pas se mettre à l’air ;

*Stroden - souillon

les cheveux sont percés et le vent entre dedans... ce qui cause une foule de maladies ”. Il continua : la Bosj va revenir... je le sens... mais, comme je suis un gars très généreux et que tu as sûrement besoin d'argent pour acheter ton écuelle... enlève-moi donc ça ! Il s’était avancé dans l’intention de lui arracher sa coiffe : ça a du pousser là-dessous ?

Gillette Manac’h recula, heurta un tombereau, trébucha puis s’affala sur un tas de sabots. L’écuelle s'échappa de ses mains tremblantes et se fracassa.

– Maintenant, il faut me payer, réclama le marchand de poteries. Il insista menaçant : qui casse, paie ! sors ton argent ! il me semble qu’il y a assez de témoins... je vais immédiatement chercher la maréchaussée.

– S'il vous plaît... attendez ! répondit-elle complètement paniquée.

Le marchand vociféra :

– Je n'attends rien ! tu as de quoi payer oui ou non ?

Elle bafouilla :

– Non... mais...

– Alors, je n’ai plus qu’à aller chercher les gendarmes.

Le marchand de cheveux saisit l’occasion :

– Attends Drouinier *... sa réputation est faite au Cap et tout le monde sait qu'elle boit et que chez elle... c’est la grande misère... Drouinier *, je connais très bien Stroden .

– Alors, si tu la connais Le Douarec... paie donc pour elle !

– D’accord Drouinier. Il contempla la femme étendue sur le tas de sabots : tu vois Stroden, je ne suis pas aussi mauvais que tu penses... je veux bien régler ton épouvantable maladresse mais, à une seule condition… donne-moi tes cheveux.

Gillette Manac’h se releva en pleurs :

– Tu n'en... n'auras... plus jamais... Le Douarec.

L’homme eut un sourire vicieux et afficha un regard perçant, semblable à celui d’un rapace s'apprêtant à se jeter sur sa proie :

– Ça m'étonnerait Stroden... et avec quoi vas-tu te fournir en gwin-ardant * ?

Une voix retentit de l’assistance :

– Qu’est-ce que ça peut te faire ?...

* Drouinier : marchand ambulant - gwin-ardant : eau de vie

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